CHAPITRE V
J’éprouvais les pires difficultés pour retrouver mon calme et une respiration régulière, le palpitant nettement récalcitrant à reprendre un rythme normal après la cabriole que je venais de lui faire faire pour la peau[14]. Seigneur ! C’était donc comme ça qu’on était marron, qu’on se faisait percer, stupidement, en pensant à autre chose. J’imaginais mon sort, si dans ce blockhaus, à la place de Blue, j’avais trouvé trois quatre Saignants en train de bouffer de la colle. Je devais me ressaisir. Je me comportais exactement comme un môme qui pousse sa première roulette hors de l’abri.
Je rampai jusqu’à la meurtrière, et m’assis, ramenant les genoux contre ma poitrine. Blue était tout près de moi.
— Alors ? souffla-t-il. Toi aussi t’as eu besoin de le voir ?
Je suppose qu’il voulait parler du Mur. J’acquiesçai, alors que j’ignorais parfaitement ce qui m’avait amené jusqu’ici. En fait, je crois même que je n’avais aucune envie de le regarder, ce maudit rideau de béton. Je le sentais dans toutes les fibres de mon corps suffoquant comme un plongeur retenu sous l’eau par son scaphandre.
J’entendis la démarche un peu pataude de quelques Néons qui effectuaient leur ronde entre les rangées de barbelés.
— T’as remarqué ? poursuivit Blue. Ces types-là ne parlent jamais. Ils n’émettent aucune sorte de son, même lorsqu’ils se battent.
Maintenant que Blue m’en parlait, ce détail me frappa. Les Néons étaient complètement muets, pire, ils étaient silencieux. Par contre, ils savaient écrire. Leurs slogans en larges lettres fluorescentes tracées sur le Mur l’attestaient.
SOYEZ VIGILANTS
Ce mot d’ordre, ils risquaient pas de l’oublier. Il se répétait tous les trente mètres tout autour de la Cité. Mais comment faisaient-ils pour communiquer ? Pour se regrouper si vite en cas d’attaque ? Quelque chose ou quelqu’un devait les avertir…
Je fis part de mes réflexions à Blue qui hocha doucement la tête.
— Je crois qu’ils sont télépathes, murmura-t-il.
J’écarquillai les yeux ?
— Quoi ?
— Un jour, expliqua Blue, j’ai volontairement attiré l’attention d’un Néon. Il était seul, absolument seul. Il m’a regardé et, à peine dix secondes plus tard, il y en avait une vingtaine qui rappliquaient en courant, leurs lances braquées dans ma direction. J’ai juste eu le temps de me tirer. Comment avaient-ils su que j’étais là ? Exactement là !
J’essayai de comprendre, mais je dois dire que cette révélation me dépassait un peu. Il y avait combien de temps que Blue savait ça ? Je songeais à tous les combattants qui avaient cru pouvoir s’attaquer impunément à un Néon isolé, ignorant qu’ils affronteraient la caste des gardiens dans sa totalité, chacun étant aussitôt averti de l’agression.
— C’est donc ça qui fait leur force…
— Oui, soupira Blue. Mais il y a autre chose. Je restais attentif. Blue semblait en veine de confidences. J’appréhendais, malgré tout, ce qu’il allait me sortir.
— Nous ne sommes pas sur la même longueur d’onde qu’eux, lâcha Blue.
Je gonflai les joues.
— J’pige pas.
— Si nous étions sur la même longueur d’onde, ceux-là sauraient que nous sommes planqués dans ce blockhaus. Ils nous sentiraient. Ils liraient nos émotions. Tu vois, Tout-Gris, l’idéal pour passer, ça serait de pouvoir perturber le système de communication des Néons. Les brouiller. Ils ne sauraient plus où aller ni qui combattre. Ils seraient aussi faciles à déquiller qu’une taupe larguée en plein soleil.
Il fit une courte pause.
— Ouais… J’suis sûr que c’est là leur point faible, ce fil invisible qui les relie et qu’il nous suffirait de couper pour les rendre aussi inoffensifs que des Krishies.
J’écoutais Blue, fasciné par son discours. Je comprenais combien il avait planché sur son projet et combien ça lui tenait à cœur. Inlassablement, jour et nuit, il devait y penser. Blue, à mes yeux, devenait autre chose que le chef des Patineurs. Il était l’âme de la Cité, son espoir de liberté.
La nausée me reprit à la gorge. Je maudis Champagne et l’histoire qu’elle m’avait racontée. Mon histoire.
— Remarque, continua Blue. P’t’être que je me goure et qu’ils savent très bien qu’on est là.
Je frissonnai.
***
Elle patina longtemps avant d’être absolument certaine que plus un seul Patineur ne se trouvait dans les parages. À cette heure, qu’elle avait fixée elle-même, juste après l’arrivage de viande fraîche, la périphérie du quartier était quasiment déserte. Les mômes, les adultes, femmes ou combattants, étaient réunis pour la croque, se préparant à la longue nuit de la grande bouffe. Fiesta de ripaille hebdomadaire.
Souple, le patin feutré, elle quitta le circuit principal du territoire et s’enfonça dans les artères, plus étroites, qui formaient le no man’s land des Bouleurs. Ici, la chaussée avait été systématiquement et régulièrement défoncée, hérissée d’obstacle en tout genre, par les Bouleurs, dans le but de nuire à une éventuelle progression des Patineurs. Tous les autres clans procédaient de la sorte. La force des Patineurs résidant pour une bonne part dans leur rapidité de déplacement, tout était bon pour les ralentir, pour les empêcher de rouler.
Elle progressa plus lentement, contournant les crevasses et évitant les gravats éparpillés sur toute la largeur de la rue.
Parvenue au milieu de l’artère, elle jeta un dernier coup d’œil derrière elle, s’assurant que personne ne la suivait, et s’engouffra dans un immeuble curieusement incliné vers l’arrière et dont le rez-de-chaussée avait dû abriter un vaste hall d’accueil. Curieusement, une des immenses vitres disposées en façade était restée intacte, les mômes se contentant d’y tracer de l’index, sillonnant la poussière grasse, quelques commentaires obscènes. Ce carreau rescapé était troublant, incongru, et, avec les années, il était devenu presque sacré. Plus personne ne songeait à l’abattre.
Elle traversa le hall, soulevant à chaque pas de petits geysers de crasse, et s’arrêta devant la carcasse métallique d’un escalier roulant. Elle regarda autour d’elle, hésitante.
— Je suis en haut, souffla une voix. Monte !
Elle sursauta et porta une main vers sa poitrine. Elle vit au premier étage, la silhouette de Kajum qui l’attendait. Elle grimpa l’escalier, enjambant soigneusement les béances de l’acier, prenant appui sur la rampe de caoutchouc lacérée.
Kajum tendit la main et l’aida à franchir les dernières marches. Ils se regardèrent, un long moment, puis elle se précipita contre son torse luisant de sueur. Elle l’embrassa, le lécha, se goinfra frénétiquement de son odeur. Il lui caressait les cheveux, se laissant goûter sans rien dire. Enfin, après quelques minutes, il la repoussa doucement.
— Tu as eu du mal à venir ? demanda-t-il.
Elle secoua la tête, négativement, déjà ivre de plaisir. Elle voulut se recoller contre lui, mais il la retint, fermement.
— Alors ?
Elle poussa un soupir.
— Tu n’as pas l’air heureux de me voir, gémit-elle ?
— Je suis heureux, mais il n’y a pas que ça.
Le ton était dur, dominateur.
— Il va y avoir une nouvelle réunion, se décida-t-elle. Blue veut passer. Il va demander aux autres clans de l’aider.
Une lueur féroce passa dans le regard sombre de Kajum.
— Quels clans ?
— Ceux qui viennent d’habitude, répondit-elle en haussant les épaules. Les Youves, les Bouleurs et les Skins. Ils espionnent les Néons depuis plusieurs mois.
— Et comment comptent-ils opérer ?
— Je ne sais pas.
Elle regretta instantanément sa réponse et ajouta :
— Comme vous, je suppose. En attaquant en force un point précis du Mur.
Le Musul Kajum se mit à ricaner.
— Les imbéciles…
Il se reprit très vite.
— J’ai besoin de savoir le jour exact où ils vont tenter le coup.
Elle ouvrit la bouche, incrédule.
— Mais… comment…
— Je serai là tous les jours à partir de maintenant. Le matin, c’est plus sûr. Dès que tu connaîtras la date exacte, viens me prévenir.
Elle hocha la tête. Elle ne voulait même pas savoir pour quelle raison Kajum désirait tous ces renseignements. Elle ne voulait qu’une chose. Une seule.
Et Kajum, le Musul, la lui accorda en l’allongeant sur le ciment.
***
Blue patinait au ralenti, les mains réunies derrière son dos. Je poussais la roulette à ses côtés, respectant sa lenteur voulue. Nous arrivions en bordure du circuit périphérique. Blue s’arrêta.
— À ton avis, Tout-Gris, qu’est-ce qu’on va trouver derrière ce foutu Mur ?
La question me surprit. ? C’était le genre de choses dont on ne parlait quasiment jamais. Chacun dans ses rêves éveillés bâtissait le meilleur des mondes possibles et l’imaginait derrière le Mur. Les suppositions s’arrêtaient là. Une chose certaine. Derrière, ça ne pouvait pas être pire qu’ici. Et surtout, Seigneur ! L’espace ! Respirer enfin un air sans cette maudite poussière noire qui vous remplissait le corps jusqu’à vous faire éclater, du jus de ténèbres vous dégoulinant de tous les orifices. Un monde où, peut-être, nous pourrions enfin apprendre à vivre avant de savoir tuer. Non, vraiment ça ne pouvait pas être pire. Les Néons, nous en étions convaincus, veillaient jalousement sur un trésor.
Blue resta immobile, le regard flou.
— Bon Dieu ! soupira-t-il. J’ai passé des jours et des jours à écouter, allongé dans ce blockhaus. J’épiais le moindre bruit qui pourrait me parvenir de derrière. La plus petite indication qui pourrait me faire comprendre ce que les Néons gardent si bien.
Il me regarda.
— Bordel Tout-Gris, j’ai jamais rien entendu ! Jamais…
Il se remit à patiner, plus rapidement cette fois. J’éprouvais quelques difficultés à le suivre. Blue était le meilleurs Patineur que le clan ait jamais connu. J’étais en train de me faire décrocher quand Blue ralentit de nouveau.
— Il va falloir que je t’apprenne à fouiller un homme, déclara-t-il.
Je manquai me casse la gueule.
— Avec le Jongleur, continua-t-il, il n’y aurait pas eu de problèmes. Il laissait pas passer un quart de lame de rasoir. Mais toi… Les types s’amèneraient avec un bazooka que t’y verrais que du feu. Je vais t’apprendre dès cette nuit.
— Mais, pour quoi faire ?
Blue s’arrêta encore, me regardant droit dans les yeux.
— Tu vas devoir fouiller tous les chefs de clans qui vont assister à la réunion. C’est la règle. Moi-même, je serai fouillé par leurs hommes, autant de fois et aussi minutieusement qu’ils le désireront.
Je pensais comme un fou au vieux La Lame. J’allais l’avoir devant moi, probablement désarmé. J’allais le toucher, le palper… Bon sang ! C’était trop beau pour être vrai. Trop facile.
— Et moi ? je demandai.
— Quoi, toi ?
— Ils vont me fouiller aussi ?
Blue se mit à sourire, mystérieusement.
— Évidemment.
Évidemment… Il me restait plus qu’à trouver comment tuer La Lame sans arme. À poings nus, j’avais pas l’ombre d’une chance. Il fallait que j’invente un truc inédit, que leurs fouilles ne parviendraient pas à découvrir. J’avais encore quelques dizaines d’heures pour ça. C’était beaucoup et peu à la fois.
Je n’aimai pas du tout la façon dont Blue me regardait. J’avais la pénible impression qu’il devinait mes pensées. Troublé, je poussai la roulette un peu plus loin.
Blue me dépassa et ne s’occupa plus de moi.
***
Elle ouvrit les yeux, commençant seulement à ressentir la morsure douloureuse de son dos meurtri, brulé par le ciment. À quelques pas, Kajum terminait d’enfiler ses frusques. Elle s’accouda, soulageant ses endosses[15], et le regarda. Elle ne regrettait rien, ni son clan, qu’elle trahissait, ni les risques qu’elle prenait. L’idée de ce que les Patineurs auraient pu faire s’ils apprenaient la chose ne lui effleurait même pas l’esprit. Et elle se moquait éperdument des projets des Musuls, sûrement pas amicaux à l’égard des territoires adverses. Seul Kajum comptait. Kajum et ses interminables étreintes, Kajum et son corps de félin, Kajum et sa peau qui sentait autre chose que la poussière.
Il s’approcha d’elle.
— Tu n’as pas oublié ?
Elle secoua la tête.
— Non, non…
— Il faut que tu partes, maintenant. C’est la nuit de la bouffe chez toi et on pourrait s’étonner de ton absence.
Il l’aida à se relever. Elle se laissa aller contre lui.
— Kajum…, souffla-t-elle.
— Quoi ?
Elle se mit à rire.
— Rien j’avais envie de prononcer ton nom, simplement.
Il fronça les sourcils et lui donna une tape amicale sur la joue.
— Hey, p’tite sœur ! N’en rêve tout de même pas trop ! tu pourrais te mettre à parler la nuit.
Elle riait encore, heureuse de le sentir près d’elle et malheureuse de devoir le quitter. Elle ne redoutait qu’une chose : qu’un jour, Kajum n’ait plus besoin de renseignements. Elle n’osait pas lui poser la question. Viendrait-il encore ? Pour elle, et seulement pour elle ? Traverserait-il encore, sombre comme la muraille, au petit jour, le quartier des Bouleurs pour venir la rejoindre et l’aimer ? Elle ne savait pas, mais elle y croyait. Elle se cramponnait à son rêve.
— Allez ! décida Kajum en la repoussant. Va-t’en.
Elle faillit demander un dernier baiser, mais elle renonça, sachant que Kajum n’apprécierait pas. Elle redescendit l’escalier à regret. Sur la dernière marche, elle se retourna, esquissa un signe d’adieu et laissa tomber son bras. Kajum avait disparu. Reparti vers les siens, là-bas, si loin…
Elle s’arrêta près de la vitrine intacte et jeta un coup d’œil prudent au-dehors. La rue était toujours déserte. Tout le monde se méfiait de ces zones intermédiaires. Elles avaient souvent été, dans le passé, le siège de combats féroces.
Elle sortit du grand hall, et parcourut l’avenue en sens inverse. Dans sa précipitation, elle buta contre une plaque de métal recouverte de poussière. Elle évita de justesse la chute. Grimaçante, elle se massa la cheville. Seigneur, c’était vraiment pas le moment ! Elle se redressa et reprit son chemin, plus lentement, appuyant le moins possible sur son articulation douloureuse.
Elle arriva à quelques dizaines de mètres du circuit périphérique des Patineurs quand elle crut que le sol se dérobait sous elle. Le sang afflua à son visage et elle se mit à rougir jusqu’à la racine des cheveux.
Devant elle, mâchonnant un bout de viande crue, Marrant la regardait. Il était installé sur la rampe, un patin ramené sous lui, et Dieu sait depuis combien de temps il la surveillait ainsi. Elle sentait son cœur battre follement.
Il mordillait sa viande, poussant de temps à autre un curieux gloussement.
— Tu f’rais mieux de m’aider, déclara-t-elle. Je crois que je me suis foulé la cheville.
Marrant poussa un grognement, balança la bidoche par-dessus son épaule et quitta d’un bond son perchoir. D’un coup de roulette, il fut près d’elle.
— Tu sais, Hajine, murmura-t-il, c’est pas très prudent de se promener par ici.